LE PARADOXE DE LA DÉLÉGATION
Vous êtes manager en entreprise et les tâches s'amoncellent... Vous ne savez plus où donner de la tête. À quoi donner la priorité ? À qui répondre en premier ?
Face à cette situation de forte tension, votre hiérarchique ne manque pas de vous conseiller – non sans un petit sourire en coin – de « déléguer ». Le mot magique est lâché. La délégation serait la solution miracle à l'accumulation des tâches à accomplir, des réunions qui saturent votre agenda ou des projets qui s'empilent. Elle vous fera gagner du temps !
Pourtant pour pouvoir déléguer aux membres de votre équipe, vous avez besoin d'avoir confiance dans la qualité qu'ils délivreront, en temps et en heure, pour répondre aux attendus. Et est-ce tant que ça le cas ?
C'est ainsi que la solution à toute épreuve devient insidieusement un problème de plus à régler : comment faire monter en compétences vos collaborateurs et créer les conditions qui favorisent leur implication ?
Pour quelle raison devient-on manager ?
Assez souvent, on devient manager grâce à une promotion, sans nécessairement avoir été formé au management. Nous prenons en charge une équipe parce qu'en tant que collaborateur nous avons été performant. Le principe implicite de notre accès à la fonction consiste à considérer que si nous avons su mieux réaliser les tâches que nos collègues, alors nous saurons mieux les leur faire accomplir. Même si – à bien y réfléchir – cela ne va pas de soi, il est ainsi convenu que plus nous avons su "faire", plus nous saurons "faire faire", comme si les qualités requises étaient similaires.
Sans généraliser, les jeunes managers ont ainsi naturellement tendance à reproduire la recette qui a fait jusque-là leur succès. Ils se concentrent principalement sur la tâche et en font toujours plus. En faisant aussi pour les membres de leur équipe, ils font littéralement pour les autres. À leur décharge, ils agissent en cela souvent par mimétisme, reproduisant les modes de management qu'ils ont observés en tant que collaborateurs et s'appuyant sur leurs penchants naturels pour manager à leur tour.
En tant que coach de dirigeant à Toulouse, je croise de nombreux chefs d'entreprise et managers qui sont débordés. Cela les conduit très souvent à dédier encore davantage leur énergie et leur temps aux tâches à accomplir plutôt qu'à leurs relations avec les membres de l'équipe. Or le management peut justement être défini comme "une tentative d'influence des comportements" des collaborateurs, ce qui nécessite, de la part du leader, un comportement adéquat, faisant la part belle à la relation plutôt qu'à la tâche. Face à ce non-sens, le réflexe de se faire coacher n'est pas toujours le premier qui vient à l'esprit, et la solution toute trouvée consiste à déléguer les tâches aux managés pour mieux se concentrer sur la relation entretenue avec eux.
Qu'est-ce que la délégation ?
La délégation n'est ceci dit qu'un mode de management parmi d'autres. Les livres spécialisés invitent d'ailleurs à tenir compte des contingences et préconisent un management personnalisé, différent et adapté pour chaque collaborateur. Si elle consiste précisément à valoriser la réalisation des tâches, le résultat atteint par le collaborateur, la délégation n'est indiquée que face à quelqu'un de motivé et compétent, ce qui n'est pas le cas de tout le monde. Un jeune embauché par exemple, pourra se révéler très motivé mais encore insuffisamment compétent pour que l'on puisse lui déléguer certaines tâches.
Le mode délégatif consiste à passer un contrat avec la personne appelée à réaliser la tâche pour laquelle elle se sent capable et impliquée. Pour être efficace, il demande aux contractants de définir précisément le résultat attendu, la forme et le rythme du système de reporting, mais également de partager l'information et la responsabilité. Il se base sur la confiance et s'adresse – nous l'avons vu – à des collaborateurs fortement autonomes, auxquels il est tout indiqué de laisser une réelle capacité d'initiative.
Lorsqu'on délègue, on manage peu. Le temps de gagné est indéniable pour le manager qui peut en consacrer davantage aux autres membres de son équipe, auprès desquels il pourra se montrer participatif – s'ils sont motivés mais peu compétents –, persuasif – s'ils sont compétents mais peu motivés –, ou même directif – avec les collaborateurs ni motivés ni compétents. Ces trois autres modes de management, qu'ils soient basés sur la relation ou sur la tâche, exigent de mobiliser plus de temps pour le manager. Si la délégation fait donc figure de solution pour les leaders débordés, elle soulève dans le même temps une problématique que l'on peut formuler de la sorte : comment motiver un maximum de collaborateurs et les rendre compétents ?
Quand déléguer ?
Vous l'aurez compris, ce qui est présenté comme la solution pour gagner du temps en demande, dans un premier temps, énormément. La délégation n'est dans bien des cas pas une solution qu'il est possible d'envisager à court terme, mais plutôt à moyen, voire à long terme lorsqu'elle concerne des collaborateurs moins motivés ou moins compétents que d'autres.
En ce qui concerne les leviers de motivation, ils sont propres à chacun. Une chose est sûre cependant, on ne motive pas quelqu'un à sa place. Et s'il appartient au manager d'essayer d'identifier et de prendre en compte ce qui est propre à la motivation de chacun des membres de son équipe, cela tient souvent du mystère. Il peut ainsi tout au plus faire le nécessaire pour créer un environnement de travail favorisant au maximum l'implication. Dans tous les cas, observer les interactions avec et entre les collaborateurs, pour mieux comprendre et agir dans ce but, demande de la patience. Pour contribuer à une plus grande motivation de son équipe, il faut un temps incompressible.
Pour participer à la montée en compétence des collaborateurs, un manager peut mettre au propre ce qu'il attend de chacun sur le poste qu'il occupe et ainsi comparer ce que le collaborateur délivre avec ce qu'il considère être en mesure d'attendre de lui. Il pourra ainsi adapter son mode de management afin de favoriser l'amélioration des résultats obtenus par les membres de son équipe, en passant successivement d'un comportement directif si cela est nécessaire, à l'aide apportée, puis à la confiance instaurée, jusqu'à considérer qu'il peut faire confiance à son collaborateur en toutes circonstances et ainsi lui déléguer des tâches importantes. De nouveau, un tel processus demande du temps et des efforts réguliers de la part de managers déjà bien souvent débordés...
La subsidiarité ou comment transformer le problème en solution
Les organisations d'aujourd'hui sont pour la plupart construites sur le principe que l'on pourrait formuler selon l'adage populaire : "la confiance ça se gagne". En ne la donnant pas a priori, et en ne faisant pas le pari que les collaborateurs le lui rendront bien, l'entreprise et les personnes qui la représentent sont condamnés à passer beaucoup de temps à construire cette confiance, à toutes les échelles hiérarchiques.
La plupart des sociétés fonctionnent encore selon un mode de gouvernance délégatif qui concentre tous les pouvoirs au sommet de la pyramide, entre les mains du DG. Selon une organisation en cascade, celui-ci délègue ensuite une parties de ceux-ci à ses subalternes, qui en font de même avec les leurs et ainsi de suite. Dans ce contexte, chaque niveau hiérarchique ne délègue que les pouvoirs qu'il ne souhaite pas concentrer et c'est une culture du contrôle qui prédomine. On entend même souvent dire en entreprise que "la confiance n'empêche pas le contrôle". Les managers intermédiaires se retrouvent pris entre deux feux, deux injonctions contradictoires, celle de déléguer pour gagner du temps et celle de contrôler pour s'assurer que la confiance octroyée est méritée. Nos organisations apparaissent ainsi comme des mécaniques grippées, où des frottements à tous les étages freinent les élans naturels des intervenants. La délégation semble être condamnée à rester une solution problématique.
Il existe pourtant un principe contraire à la délégation, sur lequel des organisations reposent déjà de nos jours. Il consiste à donner la confiance à tous et à conférer tous les pouvoirs à la base de la pyramide hiérarchique, plutôt que de les concentrer à sa tête. C'est ce qu'on appelle la subsidiarité, selon laquelle "une autorité centrale ne peut effectuer que les tâches qui ne peuvent être réalisées à l'échelon inférieur". Dans les organisations qui l'ont adoptée, les collaborateurs remontent auprès de leur hiérarchie uniquement lorsqu'ils le jugent nécessaire. Le développement de leur capabilité – ce dont ils se sentent capables ou non à un instant T – est ainsi encouragée, occasionnant des gains de temps considérables à tous les échelons. Et si une telle organisation peut faire figure d'utopie, elle fonctionne dans la pratique au sein de nombreuses entreprises où, si l'erreurs est acceptée, il redevient possible de sanctionner lorsque la confiance est trahie, lorsqu'indéniablement une faute est commise.